BlogL’esport en question #4 : Enjeux et problématiques

En tant que secteur en pleine expansion, il est important que l’esport trouve ses marques, se construise un système économique sain et qu’il réussisse à se fixer sous une forme durable dans le temps. Pour ce faire, il est nécessaire de répondre à certains enjeux et certaines problématiques nées de son développement rapide. Que ce soit le sponsoring, l’habitude du contenu gratuit ou le challenge marketing que pose le public, plongeons-nous ensemble dans les enjeux et problématiques de l’esport.

Par Olivier Fortz

La croissance récente et explosive de l’esport a poussé ce secteur à se constituer rapidement, pour offrir un cadre pertinent à ses professionnels. Pourtant, depuis quelques années le monde du jeu vidéo compétitif semble faire face à des obstacles qui pourraient ralentir son évolution. Aujourd’hui, notre article vous emmènera à la découverte des enjeux économiques et institutionnels auxquels le secteur de l’esport devra répondre pour perdurer dans le temps..


L’enjeu principal situé derrière cette évolution rapide est celui des chiffres : pour un domaine aussi récent, l’esport est extrêmement populaire et ne cesse de battre ses propres records. Que ce soit les cashprize (40 millions de dollars pour The International 2021 sur Dota 2), le nombre de spectateurs (5 millions de spectateurs pour la finale du mondial 2022 de League of Legends) ou encore les nombreuses équipes et compétitions qui font leur apparition, l’esport grandit sans cesse. Cette explosion amène également à une autre augmentation féroce: les coûts liés à l’esport. Depuis que les investisseurs s’intéressent à ce domaine, le salaire des joueurs professionnels augmente de plus en plus, les clauses de rachat d’un joueur également, mais cette augmentation se marque plus fortement encore du côté des “slots” dans les ligues fermées.

Pour rappel, il existe généralement deux modèles de gestion d’une ligue esportive : le modèle ouvert et le modèle fermé. Le modèle ouvert fonctionne sur base des performances des équipes (à l’image du football). En fin de saison, les moins bonnes équipes doivent jouer leur place contre les meilleures équipes du niveau inférieur. Dès lors, une très bonne équipe de Division 2 peut espérer monter en Division 1, si elle remporte des phases qualificatives qui l’opposent aux moins bonnes équipes de la Division 1. Ce modèle est généralement considéré comme favorisant l’apparition d’histoires fortes et d’attachement à une équipe car il offre la possibilité de s’élever du plus bas niveau jusqu’au plus haut. Le second modèle, celui de la ligue fermée, fonctionne sur base de places à acquérir. Au sein de la ligue, il existe un nombre limité de places et celles-ci ne sont disponibles qu’à ceux qui sont capables d’en mettre le prix. La ligue est donc fermée car personne ne peut y rentrer, à moins que l’un des compétiteurs en place décide d’en sortir. Dans ce cas, une vente du “slot” du sortant est effectuée et celui qui remporte la vente peut rentrer dans la ligue. Ce modèle est généralement considéré comme plus stable dans la durée, et donc plus intéressant pour les équipes et les marques car il assure une mise en avant de l’équipe dans le temps, peu importe ses résultats. Une équipe pourrait donc obtenir de moins bons résultats au cours d’une saison, sans risquer de perdre sa place, ce qui peut favoriser un attachement à long terme pour les fans. De plus, ces ligues proposent généralement une redistribution d’une partie des bénéfices aux équipes partenaires. Au croisement de ces deux modèles se trouvent les ligues “hybrides” comme l’ESL Pro League (Counter-Strike:Global Offensive), dont 15 équipes sont partenaires de la ligue avec des places réservées, et les 17 autres peuvent se qualifier grâce à leurs performances.


Maintenant que ce concept est planté, nous pouvons revenir à l’explosion des chiffres. En 2018, le coût d’une place pour la ligue compétitive d’Overwatch (ligue fermée) était estimé par ESPN entre 30 et 60 millions de dollars. Du côté du Championnat Européen de League of Legends (LEC), le prix d’entrée s’est presque multiplié par 5 entre 2019 et 2022. A la création du LEC en 2019 (transformation de l’ancien LCS EU), un slot coûtait 8 millions d’euros. En 2021, un premier rachat vient monter le niveau: l’équipe suisse BDS rachète le slot du club de foot allemand Schalke 04 pour 26,5 millions d’euros (prix considéré comme “léger” dû aux difficultés financières du club allemand). Plus récemment encore, le club américain Misfits Gaming a revendu sa place pour 35 millions d’euros à l’équipe espagnole Team Heretics.

Ces chiffres sont un lourd prix à payer, mais l’acquisition d’une place dans une ligue fermée possède un intérêt majeur : cela rassure les investisseurs. En effet, comme le notait Romain Sombret (président de la structure française MCES) en 2019 pour un article du média Vice, l’esport demande de plus en plus d’argent, et il est plus facile de convaincre les investisseurs en leur proposant une ligue fermée. En effet, non seulement cela leur assure une visibilité à long terme (aussi longtemps que la ligue existe, l’équipe peut en faire partie et faire voir ses sponsors), mais en plus cela leur assure certains retours financiers (grâce au système de redistribution des revenus que développent la plupart des ligues franchisées). Ce “filet de sécurité” permet donc aux clubs de réaliser des levées de fonds importantes, afin de recruter les joueurs les plus talentueux et de former des équipes fortement compétitives. La question du modèle de ligue est donc au cœur de débats très animés, et il est important que les différentes instances organisatrices soient capables de faire le choix le plus pertinent à la fois d’un point de vue compétitif, et du point de vue des investisseurs qui sont souvent frileux face à ce domaine qui leur est parfois inconnu.


Pourtant, l’esport représente un vrai intérêt pour les marques, car il permet de toucher une cible parfois difficile à atteindre : les 15-24 ans. En 2017, une étude de Sportlab montrait que l’esport était placé en 5ème position pour cette tranche d’âge, quand on le comparait au suivi des autres disciplines sportives en France. En comparaison, parmi l’ensemble de la population française, il n’était placé qu’en 15ème position. Cette différence montre donc que les jeunes adultes sont les plus friands de jeu vidéo compétitif. Le secteur se doit donc de répondre aux attentes de cette génération qui résiste généralement aux approches marketing traditionnelles. La problématique principale qui naît de ce constat vient du mode de consommation de ces fans : la plupart d’entre eux suit majoritairement les compétitions via des médias en ligne, en tête desquels les plateformes de diffusion comme Twitch et Youtube. Cette habitude peut être problématique car Youtube et Twitch se sont construits sur des modèles “freemium”, où le contenu est accessible gratuitement et seuls les utilisateurs intéressés par une expérience améliorée devront mettre la main au portefeuille. Pour les investisseurs, cela représente un cruel manque à gagner sur les droits de diffusion. Le modèle économique de l’esport doit donc trouver une formule stable, afin de continuer à faire grossir son audience, tout en rassurant les sponsors et marques sur les potentielles retombées économiques.

Le dernier enjeu qui naît de considérations économiques est celui des droits d’utilisation. Contrairement aux sports, dont les droits n’appartiennent à personne (n’importe qui peut organiser une compétition de football), l’esport se base sur des jeux dont la propriété intellectuelle appartient à leur éditeur. Dès lors, ceux-ci peuvent décider quelles compétitions seront autorisées, le format de celles-ci ou encore décider d’annuler un tournoi quand bon leur semble. Si certains éditeurs se chargent d’organiser le monde compétitif de leur jeu, comme Riot Games qui gère l’organisation des ligues de ses différents jeux, d’autres ne s’en préoccupent pas et préfèrent parfois empêcher toute tentative d’organisation par les fans afin de ne pas perdre d’argent. S’il est vrai que les éditeurs sont les réels détenteurs des jeux, certains d’entre eux prennent une ampleur telle qu’il devient difficile de faire la différence entre un produit commercial et une véritable discipline. A cet égard, des jeux comme Counter-Strike ou League of Legends, qui peuvent atteindre les 100 millions de joueurs mensuels, ne devraient-ils pas être considérés comme des formes de disciplines, au même titre que les échecs ou le football ? Au vu de ces masses de joueurs phénoménales, ne devrait-on pas considérer que la communauté peut construire elle-même un circuit compétitif ? Cet enjeu est un débat qui nécessite une réflexion en profondeur car il pose des questions économiques autant que légales.


Pour terminer cet article, il reste un enjeu qui prend de plus en plus d’ampleur pour le domaine de l’esport: celui de l’institutionnalisation. Au vu de sa démocratisation récente, l’esport ne peut plus être considéré comme une pratique de niche et cherche à se faire une place au milieu de nombreuses pratiques compétitives. Cette recherche de reconnaissance trouve de plus en plus réponse auprès d’institutions renommées. On peut par exemple citer la rencontre avec les acteurs du milieu organisée par Emmanuel Macron à l’Elysée à la veille de la Trackmania Cup 2022, ou encore la présence de l’esport en marge des JO de Tokyo en 2020. Pourtant, si ces réponses institutionnelles peuvent ressembler à une valorisation du secteur par des acteurs majeurs établis, force est de constater que ces acteurs sont encore loin de maîtriser les codes de l’esport. La très récente annonce des Olympic Esport Series de juin 2023 montre que certains stéréotypes ont la vie dure. En effet, la décision n’a pas été de choisir des jeux majeurs du secteur comme League of Legends ou Counter-Strike, ou des jeux plus proches du monde sportif mais bien établis comme Rocket League (jeu de football avec des voitures) ou Street Fighter (jeu de combat). A la place, le Comité International Olympique a préféré choisir des simulations de sports “classiques”, afin de satisfaire les fédérations de ces sports. Ainsi, nous pourrons admirer des athlètes s’affronter sur des jeux de tir à l’arc, de baseball, de cyclisme, de danse, de voile, de tennis, de taekwondo, d’échecs et de simulation automobile. Hormis les échecs, la simulation automobile, et la danse (dans une moindre mesure), ces épreuves ne sont pas considérées comme faisant partie du champ de l’esport, mais plutôt comme des épreuves sportives, organisées au travers de jeux vidéo. Pour la communauté, la déception est grande de voir que les jeux choisis le sont uniquement parce qu’ils représentent des sports traditionnels et non parce que ce sont les meilleurs représentants du champ esportif. L’espoir subsiste pourtant pour les fans, car l’organisation des JO de 2024 à Paris semble vouloir organiser ces mêmes Olympic Esport Series, à la différence près qu’ils semblent réellement s’intéresser à ce que les fans d’esport veulent voir.


C’est ici que se termine notre tour d’horizon des enjeux et problématiques majeurs qui touchent le secteur de l’esport. Ce domaine est en constante évolution et ne semble pas prêt de s’arrêter de croître, mais ce sont les différents éléments évoqués aujourd’hui qui permettront à l’esport de trouver sa place dans le monde du divertissement.